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28/04/2018

L'homme : microcosme ou macrocosme ?

La vision patristique du problème

 

P. Y. Malkov

 

Je vais aborder un problème de l'anthropologie orthodoxe hérité par les théologiens chrétiens de l'ancienne philosophie pré-chrétienne. Il s’agit de la compréhension de l'image humaine comme un « microcosme » universel (μικροκοσμος), très importante pour l'anthropologie patristique. Comme il est connu, selon l'avis des écrits patristiques, l'homme « microcosme » reflète en soi et comprend les propriétés des objets de l’univers matériel - « macrocosme » (μακροκοσμος). Par définition de saint Grégoire de Nysse, « l'homme est un petit monde qui contient les mêmes éléments qui remplissent l'univers ». D’autres pères attestent le même. Par exemple, révérend Isidore de Péluse enseigne : « L’homme, contenant en lui tous les éléments constitutifs du monde, est lui-même le monde diminué ». Nous pouvons trouver des jugements similaires dans les écrits de Clément d'Alexandrie, Origène, le hiéromartyr Méthodius de Patara, Tertullien, Lactance, saint Basile le Grand, Némésios d'Émèse, saint Maxime le Confesseur, saint Jean Damascène, saint Grégoire Palamas et d'autres écrivains ecclésiastiques.

 

L'idée de l’homme-microcosme remonte aux temps anciens ; cependant, pour la philosophie ancienne pré-classique, l'homme est « un microcosme » surtout dans la mesure où il reflète et comprend la réalité seulement de l'espace sensuel et de la matière. Sous cette forme, la doctrine est énoncée dans les traités de l'école d'Hippocrate, Galenus, Démocrite et d'autres. Je note qu'Aristote, en pensant au problème de l'éternité du mouvement dans l'univers, utilise aussi l'idée du « microcosme ». Parlant sur les pages de sa « Physique » de la capacité du mouvement de tous les êtres vivants et comparant leur mode de vie avec celui du monde inanimé ambiant, Aristote nomme tout être vivant « petit » - sur fond de l'espace infini ou « grand ». L'idée du « microcosme » est présente dans les écrits de Philon d'Alexandrie, dont la philosophie, comme nous le savons, a eu une influence marquée sur l'écriture chrétienne. En même temps, chez Philon, l’homme est « le microcosme » déjà parce qu'il comprend non seulement les éléments essentiels de la création matérielle, mais aussi des éléments du monde spirituel.

 

Les saints Pères et les docteurs de l'Église, étant bien au courant de la tradition philosophique païenne, et dénonçant des mensonges et des illusions qu’elle contenait, en même temps ont assimilé tout ce qui était bien et bon dans la sagesse ancienne atteinte au cours des siècles de longue errance à la recherche de la vérité. « Tout ce qui est dit par quelqu'un de bien, appartient à nous chrétiens... »  - approuve impérieusement le droit de l'Église à un tel emprunt saint Justin le Martyr. Toutefois, ces apports n'étaient jamais pris sans y penser ou automatiquement, mais toujours de manière critique et créative. Se référant à ce patrimoine, les Pères de l'Église lui communiquaient un sens nouveau, vraiment chrétien. C'est le cas de l'idée antique de « microcosme ».

 

Regardons ce que les saints pères et docteurs de l'Église ont fait de nouveaux dans la doctrine ancienne de l'homme comme le microcosme. Tout d'abord, dans les œuvres des premiers écrivains de l'église, le concept de l’homme «microcosme » ne se limite pas à l'inclusion dans ce petit monde des propriétés uniquement matérielles du « grand » univers. Les gens ne sont pas seulement matériels mais aussi spirituels. L'homme, selon la définition de Clément d'Alexandrie, « est une créature étrange ambivalente, tel un centaure mythique qui était vénéré en Thessalie. Il est composé, d'une part, des mêmes éléments que les animaux ; d'autre part, il y a en lui un élément spirituel... l'homme est composé de corps et âme ». Voilà pourquoi l’homme, comprenant des éléments à la fois de l'être intelligible et physique, est le seul lien entre les couches spirituelle et périssable de l'univers. Némésios d'Émèse écrit à ce sujet ainsi : « Le Créateur, par la création de l'homme, a lié l'intelligible (τα νοητα) et le visible (τα Θεωρατα) ... À l’issue de la création de l'être intelligible, et après, de l'être visible, il fallait produire (créer) une connexion entre les deux, pour que l'être dans son ensemble (το ον) fût intégral, cohérent en lui-même, sans être étranger à lui-même. Ainsi, l’homme fut un être vivant reliant les deux natures. Tout cela témoigne expressivement la sagesse du Créateur ».

 

Du point de vue patristique, l'homme, après sa création, s’est retrouvé à la frontière des deux plans de l'être - spirituel et terrestre, reliant ces deux plans en raison de sa parenté avec chacun d'eux. L’homme appartient par la nature à chacun de ces mondes, et dans sa nature, les deux niveaux d’être sont mis en stricte unité. Ce faisant, non seulement le spirituel et la nature terrestre dans l'homme, mais tous les objets spirituels et sensuels qui sont hors lui, grâce à l’homme, se retrouvent inextricablement liés entre eux. En effet, Adam, apparu le dernier de toute création, un médiateur entre l'angélique et le physique, devint le « dirigeant » à toute créature.

 

Et pourtant, le mérite le plus important de la théologie chrétienne dans le développement de la doctrine de l'homme en tant qu'être qui comprend tous les éléments essentiels de la création, dans toute sa diversité, - il faut le voir ailleurs.

 

Au-delà de l'approche principale patristique à ce problème, il y a une autre façon de regarder comment les gens se rapportent à l'univers qui les entoure. Il ne faut pas oublier deux traditions de l'utilisation de ces catégories philosophiques qui sont également inhérentes à la pensée des anciens écrivains ecclésiastiques. La première, à savoir, la compréhension de l’homme comme un « microcosme » qui comprend et reflète à la fois un niveau sensuel et intelligible de l'être créé - « le macrocosme », est la plus prononcée chez saint Jean Damascène : « Dieu créa l'homme exempt du mal, droit, moralement gentil, sans affliction, sans soucis, décoré de toutes les vertus, fleuri de toutes sortes du bien, comme un deuxième monde : petit dans le grand - un autre ange mixte ( de deux natures), l'admirateur, le spectateur de la création visible, initié au sacrement de la création qui est perçue par l'esprit, le roi sur ce qui est sur la terre, subordonné au Roi céleste, un être terrestre et céleste, transitoire et immortel, visible et compréhensible par l'esprit, moyen entre la grandeur et la nullité, à la fois l'esprit et la chair ... »

 

On trouve des textes apparemment similaires parmi les écrits de saint Grégoire le Théologien. Cependant, saint Grégoire interprète les concepts de « microcosme » et « macrocosme » autrement. Saint Grégoire, lui aussi, voit l'homme comme une créature étrange en deux parties, spirituelle et mortelle en même temps, un médiateur entre l'invisible et visible. Mais si la majorité des Pères parle de l'homme comme du « petit monde », pour saint Grégoire, l'homme est un « macrocosme » ou « le grand monde » qui absorbe et retient en lui-même toutes les réalités matérielles et spirituelles de l'intégralité de la création - qui est vue, par rapport à la mystérieuse grandeur de la dispensation humaine, comme un « microcosme » ou « le petit monde ».

 

Voici ce que dit saint Grégoire le Théologien :

« Parole Artistique crée un être vivant, où sont mis en unité la nature invisible et visible ; crée un homme, ayant pris le corps de la matière déjà créée, et de Lui-même, ayant mis la vie (qui est connue dans la parole de Dieu sous le nom de l'âme raisonnable et l'image de Dieu), crée comme si un deuxième monde - grand dans le petit ; établit sur la terre un autre ange, composé de différentes natures, l'admirateur, le spectateur de création visible, le confident de la création vue mentalement, le roi sur ce qu’est sur la terre, subordonné au royaume céleste, qui est terrestre et céleste, temporel et immortel, visible et vu mentalement, un ange qui tient le milieu entre la grandeur et la petitesse, l'esprit et la chair en un seul et même - l'esprit pour la grâce, la chair pour l’ascension, l'esprit pour habiter et glorifier le Bienfaiteur, la chair pour souffrir et dans la souffrance, se rappeler et apprendre à quel point est-il doué de grandeur ; crée un être vivant préparé ici et transporté dans un autre monde, et (c'est la fin du mystère) par la recherche de Dieu, atteignant la déification ».

 

Ainsi, pour saint Grégoire, « le petit monde » - ce n'est point l’homme, mais l'univers matériel qui nous entoure ; l'homme par rapport à lui est un véritable « macrocosme » ou « grand monde » - puisqu'il inclut non seulement la réalité matérielle, mais aussi spirituelle de l'être créé, et est capable d'atteindre un degré maximal de communion avec Dieu, la déification.

 

Pourtant, saint Grégoire utilise aussi le terme de « microcosme » concernant  l'homme. Mais il le fait dans la présentation des visions anciennes de la philosophie naturelle sur l'organisation physique et mentale des êtres humains, sans toucher aux questions de la métaphysique. Ainsi, le prélat voit l’homme comme « le microcosme » lorsque l'on considère notre constitution physique et mentale, et non pas le côté spirituel de la nature humaine.

 

Il est intéressant de noter que cette permutation des concepts faite par saint Grégoire - dans la détermination de l’homme comme « le grand dans le petit » monde - est souvent perçue par les chercheurs comme une erreur. Les représentants de la science patriotique ont parfois tendance à prendre ces mots, deux fois présents dans deux sermons de prélat, comme une inexactitude, une erreur d’écriture. A. Bronzov, traducteur et commentateur de l’œuvre connue de saint Jean Damascène « Exposition exacte de la foi orthodoxe », dans une note au fragment des écrits de saint Jean où l’homme est caractérisé comme « le petit dans le grand », dit : « Chez Grégoire de Nazianze, on lit hom. 38 et 42 : εν μικρω μεγαν ... Cependant, on ne peut pas s'arrêter sur cette lecture : l’homme n'est pas le macrocosme, mais le microcosme ». Le père Paul Florenski, dans l'article « Le macrocosme et le microcosme », citant le sermon de saint Grégoire, change l'ordre des mots dans la phrase sans motiver ses actions, corrigeant « grand dans le petit » vers « petit dans le grand ». Ainsi, le père Paul, cherchant à réaliser l'unification des concepts, égalise mécaniquement le concept de l’homme au concept de « microcosme ».

 

Mais cet exemple des écrits de saint Grégoire qui témoigne de la compréhension de l'homme comme le « macrocosme », est-il un cas isolé ? Peut-être vraiment, le saint interprète mal ce terme et donc, sans le vouloir, fait une erreur philosophique assez grave ? Cependant, et il est important de le souligner, l'exemple de saint Grégoire ne peut pas être considéré comme sporadique. En particulier, je citerai la déclaration de révérend Nicétas Stéthatos, qui, lui aussi comme Grégoire de Nazianze, voit l’homme comme le grand monde en petit : « L'homme a été créé en tant qu’un monde différent du monde, meilleur et plus élevé, et apparaît grand dans le petit ». Révérend Nicétas écrivit à ce sujet à plusieurs reprises. Il est important de noter que dans un de ses écrits, en disant que l’homme doit être vu comme « grand » et meilleur monde dans le « petit » monde autour de lui, il se réfère expressément à saint Grégoire le Théologien. Ainsi, révérend Nicétas, en ce qui concerne sa doctrine de « macrocosme », peut être considéré comme un adepte de saint Grégoire.

 

Il est parfaitement concevable que révérend Nicétas a adopté et assimilé cet enseignement de saint Grégoire via son mentor spirituel, saint Syméon le Nouveau Théologien qui dit : « Chacun de nous est créé par Dieu comme le deuxième, plus grand monde à l'intérieur de ce petit monde visible, comme en témoigne avec moi Grégoire le Théologien... »

 

Ainsi, on peut conclure que saint Grégoire a ainsi posé toute une tradition de la compréhension de l’homme en tant que « grand monde » comprenant les éléments du « petit monde ». Avec cette approche, la « somme » des deux niveaux de l'être dans l'homme, liés par lui - matériel et spirituel - comme l'unité de ces « composants », prend plus d'importance que leur existence indépendante et autonome. Par ailleurs, ce n’est pas une simple somme des deux composants. Il y a en lui un troisième, « incalculable » : l’image mystérieuse de Dieu, incorporée lors de la création, qui le distingue de la multitude d'êtres créés ; cette image qui vit en lui, le fait un vrai grand monde, un « macrocosme » qui reflète non seulement l'ensemble de la création, mais aussi son Créateur Éternel. Ce n'est pas un hasard si les deux écrivains ecclésiastiques qui tenaient à ce point de vue, saint Grégoire et saint Syméon, ont reçu le titre de « théologiens ». Ce sont eux, ascendant dans leurs propres pensées à la contemplation des mystères de la Divinité Trine, dans la mesure où ces mystères peuvent être dévoilés à un homme, via leur capacité de voir la grandeur de Dieu à trois hypostases, furent honorés de comprendre et voir le degré de la grandeur de l’homme similaire à Dieu dans sa propre hypostase.

 

Rappelons-nous que conformément aux enseignements de l'anthropologie orthodoxe, l'image divine dans l’homme a pour son fondement l'élément personnel qui nous est inhérent - « à l’image » de l'être des Faces de la Sainte Trinité. La notion même de la personnalité humaine, pour la conscience chrétienne, est aussi tout à fait « apophatique », comme Dieu Lui-même est apophatique, et donc est défini et exprimé par la négation : selon la pensée de V. N. Losski, « la personnalité est le fait de l’impossibilité de réduire l’homme à sa nature ». Grâce à cette incalculable supériorité de l’homme renfermant l'image divine, son originale supériorité sur toute la création de l'univers, il peut être considéré comme un véritable « macrocosme » sur fond du cosmos - « microcosme » qui semble si énorme et sans fin.

 

Certes, la rare utilisation de ces concepts dans la théologie orthodoxe ne signifie pas que tous les autres saints pères et docteurs de l'Église ne comprenaient pas ce qui fut formulé par saint Grégoire et saints Syméon et Nicétas. Eux aussi, ils pourraient facilement imaginer toutes les choses mentionnées ci-dessus. Mais ceux qui portent, à juste titre, le nom élevé de « théologien », trouvent le mot le plus correct et le plus précis à propos de Dieu et de la mystérieuse vocation de l’homme pour s’assimiler à Dieu.

 

Article original azbyka.ru

Traduit par Olga (TdR)