06/03/2017
Mendeleïev et l'éther mondial
...Plus je pensais à la nature des éléments chimiques, plus je déviais à la fois de la notion classique de la matière primaire et de l'espoir de parvenir à la compréhension voulue de la nature des éléments par l'étude des phénomènes électriques et lumineux, et chaque fois sentait plus vivement et clairement qu'avant tout, il fallût obtenir une idée sur «la masse» et «l'éther» plus réelle que maintenant.
D. I. Mendeleïev
En janvier 1904, «Le feuillet de Pétersbourg» № 5 a publié une interview avec Dmitri Ivanovitch Mendeleïev à l'occasion de son 70e anniversaire. Lorsqu'on lui a demandé quelles recherches il menait à l'heure actuelle, le scientifique a répondu: «Elles sont dirigées exclusivement à la confirmation de la théorie exposée l'année dernière, ou plutôt la tentative, pour compréhension chimique de l'éther mondial».
Quelle est cette théorie, que nous connaissons aussi peu?
Mendeleïev a achevé l'article La tentative de compréhension chimique de l'éther mondial en octobre 1902 et l'a publié en janvier 1903 dans le «Bulletin et bibliothèque de l'auto-éducation» № 1 - 4. En mai 1904, dans une lettre à l'astronome renommé Simon Newcomb, il a dit que dans un futur proche, il allait écrire un article «sur les concepts modernes de la complexité des éléments chimiques et les électrons...»
Sur la complexité des éléments chimiques et les électrons - c'est intelligible pour le lecteur moderne, mais l'éther mondial? Maintenant, même les écoliers savent que cette idée est abandonnée par la science. Pour cette raison, probablement, l'une des dernières œuvres de Mendeleïev est commentée très rarement, n'est mentionnée presque jamais, et en fait, elle est difficile à trouver.1 Dans de nombreuses bibliothèques scientifiques et universitaires, les «Ouvrages» en plusieurs volumes de Mendeleïev manquent de volume 2 avec la «Tentative de compréhension chimique de l'éther mondial». Parfois, il semble qu'on cherche à caviarder modestement ce travail «curieux» de l'héritage du scientifique. Il semble que beaucoup pensent avec condescendance que le grand Mendeleïev, dans ses vieux ans, peut-être, ait dépassé le niveau de sa compétence.
Mais ne soyons pas trop pressés de juger. Mendeleïev mûrissait cette théorie «embarrassante» pendant presque toute sa vie créative. Deux ans après la découverte du système périodique (Mendeleïev n'avait pas encore 40 ans), une inscription est faite par sa main sur la copie des «Fondements de chimie», à côté du symbole d'hydrogène, qui peut être interprétée comme suit: «L'éther est le plus léger, millions fois». Apparemment, Mendeleïev imaginait «l'éther» comme un élément chimique le plus léger.
«Déjà depuis les années 70 la question persistante m'est ancrée: qu'est-ce éther en termes chimiques? Il est lié étroitement au système périodique des éléments, qui l'a excité en moi, mais seulement maintenant je me décide à parler».
Alors, un élément chimique d'éther - l'élément d'éther - l'atomicité de l'éther - la discontinuité de l'éther. Ce n'est pas l'éther que la physique moderne a mis au rebut comme une béquille inutile. Ouvrons le dictionnaire:
«Ether (gr. aithêraithêr - milieu matériel hypothétique remplissant l'espace) ...Dans la physique classique l'éther signifiait un milieu uniforme, mécanique, élastique remplissant l'espace newtonien absolu» (Dictionnaire philosophique, Moscou, 1975).
Dans la définition classique de l'éther, l'accent est mis sur l'uniformité ou la continuité. L'éther dont Mendeleïev parle, se compose d'éléments, il est atomique, hétérogène, il est discontinu et discret. Il possède de structure.
L'intérêt de Dmitri Ivanovitch au problème de l'éther dans les années 1870 est étroitement lié au système périodique («qui l'a excité en moi») et aux travaux sur l'étude des gaz qui ont suivi.
«Au début, je pensais que l'éther est une somme des gaz les plus raréfié dans l'état limite. Mes expériences étaient menées à basse pression pour obtenir des allusions à une réponse».
Mais ce travail ne le satisfaisait pas: «... une idée de l'éther comme une dépression limite des vapeurs et de gaz ne résiste même pas à la première attaque de réflexion - en raison du fait que l'éther ne peut pas être représenté autrement qu'une substance pénétrant tout et partout; cela n'est pas inhérent aux vapeurs et aux gaz».
Le développement détaillé de la «conception de l'éther chimique» a commencé avec la découverte de gaz inertes. D. I. Mendeleïev a prédit de nombreux éléments nouveaux, mais les gaz inertes furent inattendus même pour lui. Il n'a pas accepté cette découverte tout de suite, non sans lutte interne,2 et eut un avis différent de la plupart des chimistes sur l'emplacement des gaz inertes dans le système périodique. Où devraient-ils être situés? Les chimistes modernes diront sans hésiter: bien sûr, dans le groupe VIII. Mais Mendeleïev insistait catégoriquement sur l'existence du groupe zéro. Les gaz inertes étaient si différents du reste des éléments qu'il fallait les mettre quelque part au bord du système. Semble-t-il, où est la différence, seront-ils du côté droit (groupe VIII) ou gauche (groupe zéro). Pour nous, cela semble tout à fait sans importance, en particulier pour l'époque où on ne connaissait pas la structure électronique des atomes - bien que maintenant nous ne fassions que nous leurrer à cet égard. Mendeleïev pensait autrement. Mettre les gaz inertes à droite signifie laisser un nombre de vides entre l'hydrogène et l'hélium. C’était un défi - chercher de nouveaux éléments entre l’hydrogène et l'hélium! Peut-être il existe un halogène plus léger que le fluor (Mendeleïev admettait la probabilité de l'existence d'un tel halogène, à supposer que l'hélium se trouve effectivement dans le groupe VIII), ou d'autres éléments légers entre l'hydrogène et l'hélium? Ils n’existent pas - par conséquent, les gaz inertes ont leur place dans le groupe zéro! À plus forte raison que leur valence est plutôt zéro que VIII. Et la proportion des poids atomiques indique sans ambiguïté la position des gaz nobles sur la gauche, au début de chaque ligne.
«Cette disposition des analogues d’argon dans le groupe zéro constitue une conséquence strictement logique de la compréhension de la loi périodique», - affirmait D. I. Mendeleïev.
Il devient clair pourquoi Dmitri Ivanovitch insistait sur l'existence du groupe zéro, ainsi que ses références à un halogène hypothétique plus léger que le fluor; d'où est claire sa recherche d'un élément plus léger que l'hydrogène dont l'existence il réfléchissait depuis longtemps:
«Il ne me venait jamais à l'esprit que la série d'éléments devrait commencer justement par l'hydrogène». «Priver l'hydrogène de la place initiale qu'il occupe depuis longtemps, et faire attendre des éléments avec le poids d'atome inférieur de celui d'hydrogène, ce que j'ai toujours cru», - voilà les pensées intimes du savant, qu'il retenait le temps que la loi périodique serait définitivement établie.
«J'ai eu des fois les pensées qu'on peut attendre des éléments avant l'hydrogène avec un poids atomique moins de 1, mais je n'osais pas parler en ce sens en raison du caractère hypothétique de la supposition, et surtout parce qu'alors, je me gardais de gâcher l'impression du nouveau système proposé, si son apparence serait accompagnée par les hypothèses comme sur des éléments plus légers que l'hydrogène».
C'est justement dans le système avec le groupe zéro et défendu par lui, proposé pour la première fois par le scientifique belge Leo Herrera lors de la réunion de Académie royale de Belgique en 1900, l'hydrogène pourrait ne pas être le premier, parce que devant lui apparaît inévitablement un espace libre pour un élément ultra-léger - peut-être, ce soit «élément de l'éther»?
«Maintenant, quand il ne fait pas le moindre doute que devant le groupe I, où il faut mettre l'hydrogène, il y a le groupe zéro dont les membres ont les poids des atomes inférieures à ceux du groupe I, il me semble impossible de nier l'existence des éléments plus légers que l'hydrogène», - écrivait Dmitri Ivanovitch.
Dans la loi découverte par lui, Mendeleïev tente de comprendre l'aspect physique de la masse comme une caractéristique principale de la substance. Scrutant les principes physiques de la gravité (nous savons trop peu aussi sur le temps et les efforts importants qu'il a consacrés à ce problème), liés étroitement à la notion de l'éther mondial comme milieu «transmetteur», il recherche l'élément le plus léger. Cependant, les résultats des expériences des années 1870 afin de prouver que «l'éther est la somme des gaz les plus raréfiés», n'ont pas satisfait Mendeleïev. Il a arrêté la recherche dans cette direction pour un certain temps, n'écrivait nulle part, mais apparemment, n'oubliait pas ce sujet.
À la fin de sa vie, à la recherche d'une réponse aux questions des propriétés sous-jacentes de la matière, il se réfère à nouveau à «l'éther mondial», par lequel il tente de pénétrer dans la nature du concept de base de la science du XIXe siècle (mais aussi XXe et voire XXIe siècles) - la masse, et aussi expliquer les nouvelles découvertes, en premier lieu la radioactivité. L'idée de base de Mendeleïev est comme suit:
«Il est impossible d'atteindre la compréhension réelle de l'éther en ignorant son chimisme et sans le considérer comme une substance élémentaire; or les substances élémentaires sont aujourd'hui impensables sans les soumettre à la loi périodique».
Mendeleïev caractérise l'éther mondial ainsi: «premièrement, le plus léger de tous les éléments par la densité comme par le poids atomique, deuxièmement, le gaz le plus rapide en mouvement, et troisièmement, le moins capable de la formation de quelque composés stables avec d'autres atomes ou particules, et quatrièmement, un élément répandu partout et tout pénétrant».
Le poids d'un atome de cet élément hypothétique X, selon les calculs de Mendeleïev, peut varier de 5,3 x 10-11 à 9,6 x 10-7 (si le poids de l'atome d'hydrogène est égal à 1). Pour estimer la masse de l'élément hypothétique, il s'aide de la connaissance de la mécanique et l’astronomie. L'élément X a pris sa place dans le système périodique dans la période zéro du groupe zéro comme un analogue le plus léger des gaz inertes. (Mendeleïev a appelé cet élément «newtonium».) En outre, Dmitri Ivanovitch admettait l'existence d'un autre élément plus léger que l'hydrogène - un élément Y, «couronium» (par hypothèse, les lignes du couronium ont été enregistrées dans le spectre de la couronne solaire lors de l'éclipse du Soleil en 1869; la découverte de l'hélium sur la Terre donnait raison de considérer l'existence de cet élément réel). Cependant, Mendeleïev soulignait à plusieurs reprises le caractère hypothétique des éléments X et Y et ne les a pas inclus dans le tableau des éléments de la 7e et 8e éditions des «Principes de chimie».
La rigueur scientifique et la responsabilité de Mendeleïev dans le travail ne nécessitent aucun commentaire. Mais, comme nous voyons, si la logique de recherche exigeait, il mettait en avant courageusement des hypothèses les plus insolites. Toutes les prédictions faites par lui sur la base de la loi périodique (l'existence de 12 éléments inconnus à l'époque, ainsi que la correction des poids atomiques des éléments), se sont confirmées brillamment.
«Quand j'appliquais la loi périodique aux analogues de bore, d'aluminium et de silicium, j'étais 33 ans plus jeune, la pleine confiance vivait en moi que tôt ou tard, le prévisible devra nécessairement s'avérer justifié, parce que j'y voyais tout clairement. La preuve est venue plus tôt que je ne pouvais espérer. Alors, je ne risquais pas, maintenant je risque. Pour cela la détermination est nécessaire. Elle est venue quand j'ai vu des phénomènes radioactifs ... et quand j'ai pris conscience qu'il est impossible de reporter déjà et que, peut-être, mes pensées imparfaites vont mettre quelqu'un sur la voie plus fidèle que celle possible qui se présente à ma vision faiblissante».
Donc, est-ce la première grosse erreur, et peut-être voire un fourvoiement du grand savant, comme beaucoup croient maintenant, ou bien, tout bonnement un déplorable manque de compréhension du génie de la part de ses élèves peu doués?
Au début du XXe siècle, non seulement Mendeleïev, mais beaucoup de physiciens et de chimistes ont cru en existence de «l'éther». Cependant, après la création des théories de la relativité générale et restreinte de Albert Einstein, cette croyance a commencé à s'éteindre. On convient que vers les années 1930, le problème de «l'éther» n'existait plus, et la question des éléments plus légers que l'hydrogène a disparu comme telle. Mais, encore une fois, le problème de l'éther homogène a disparu, tandis que l'éther structural (l'éther de Mendeleïev) reste bien vivant, mais il est maintenant connu comme le vide structural ou le vide quantique de Dirac. Donc, ce n'est qu'une question de termes.
Revenons aux éléments plus légers que l'hydrogène. Tout chimiste connait les séries homologues et comment se comportent leurs premiers membres, surtout le premier - il est toujours particulier. Il se détache fortement sur la ligne commune. On place l'hydrogène dans le groupe I comme dans le groupe VII (il est à certains égards similaire aux métaux alcalins comme aux halogènes). Eh bien, l'hydrogène ne semble pas être le premier... À la recherche des éléments réels de la période zéro, nous passons dans un monde complètement différent, et il semble que c’est le monde des particules élémentaires.
La compréhension de la chimie en tant que science des changements qualitatifs, selon de nombreux chercheurs, se manifeste le plus explicitement dans le système périodique, et dans son commencement - clairement jusqu'à éblouir.
«Les corps simples abondants dans la nature ont un petit poids atomique, et tous les éléments ayant un faible poids atomique sont caractérisés par des propriétés prononcées. Ils sont donc des éléments typiques», et à l'approche du «point zéro», des sauts qualitatifs fantastiques devraient avoir lieu, ce qui suit de son caractère singulier, car «...ici, ce n'est pas seulement le bord du système, mais aussi les éléments typiques, et donc on peut s'attendre à l'originalité et aux particularités».
Nous parlons souvent de la nature fondamentale de la loi périodique, mais il semble que nous ne le comprenons toujours pas vraiment. Répétons les paroles de Mendeleïev:
«L'essence des concepts qui causent la loi périodique réside dans le principe général physico-chimique de la conformité, transmutabilité et équivalence des forces de la nature».
En conclusion, je voudrais citer les paroles de Dmitri Ivanovitch:
«Je considère ma tentative, loin d'être complète, de comprendre la nature de l'éther mondial du côté réellement chimique, juste comme une expression de l'ensemble d'impressions accumulées, échappant pour la seule raison que je ne voudrais pas laisser disparaître les pensées inspirées par la réalité. Il est probable que ces mêmes pensées venaient à beaucoup, mais tant qu'elles ne sont pas énoncées, elles disparaissent facilement et souvent, sans se développer et entraîner l'accumulation progressive du fiable, qui seul persiste. Si elles comportent au moins une partie de la vérité naturelle que nous recherchons, ma tentative n'est pas en vain, elle va être développée, complétée et corrigée; et si ma pensée est incorrecte dans les fondements, son exposition, après tel ou tel autre réfutation, va empêcher les autres de répéter. Je ne connais pas d'autre façon pour progresser lentement mais fermement».
Gueorguy Riazantsev, chercheur à l’Université d'État Lomonosov de Moscou
Article original Science et Vie №2, 2014
Traduit par Olga (TdR)
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1 En effet, le gros «Cours de chimie générale» ne mentionne pas les suppositions de Mendeleïev concernant l'éther mondial, ce qui n'est pas naturel. Il serait normal de dire: le grand savant pensait ainsi, mais voilà que quelque ans après, la science ait fait un grand progrès, suite à l'expérience de Rutherford, le proton a apparu, et dans le modèle planétaire de l'atome, celui d'hydrogène contient déjà un seul proton, donc il est le premier. Et les gaz nobles sont à droite parce que chez eux, la construction de la couche électronique s'achève, comme l'expliquait la prof de chimie à l'école.
Le même «Cours» affirme que «le noyau et les électrons n'occupent qu'une très petite fraction de l'espace total de l'atome: le volume réel occupé par les noyaux de tous les atomes du corps humain est juste le millionième de millimètre cube». Et pour le reste? Que se trouve entre le noyau et les électrons, dans ce concept répandu? Le vide quantique? Si vous savez, dites-moi, s'il vous plaît.
2 En tout cas, à la page 6 de la même brochure, il dit que la découverte des gaz nobles était «l'une des plus brillantes découvertes expérimentales de la fin du XIXe siècle, ainsi que la découverte des substances radioactives».